Trouver les mots pour encourager la transition alimentaire

par | Juil 29, 2022 | Actualités | 0 commentaires

Retour sur la conférence de Stéphane Linou durant le festival Nourrir Liège 2022, par Nathan Castagne

Depuis plusieurs années déjà, les dynamiques de transition de nos systèmes alimentaires ont le vent en poupe. Pour une partie de la population, il est de plus en plus évident que nos pratiques de production et de consommation doivent évoluer, qu’il n’est pas envisageable d’en rester au status quo. Pourtant, pour la majorité, la transition alimentaire reste loin d’être une préoccupation majeure. Alors, pour convaincre les profanes, on vulgarise, on explique pourquoi il est temps de manger différemment, et quels seraient les bénéfices de système agroalimentaires différents. Une telle démarche est efficace dans une certaine mesure : il y a de plus en plus de consommateurs et de producteurs qui sautent le pas. Cependant, il s’agit là d’un processus lent, qui porte ses fruits sur le long terme. Il serait aussi bon de questionner son efficacité pour convaincre, en plus des profanes, les réfractaires, ceux qui ne sont pas intéressé par la proposition à cause de convictions divergentes.

Pourtant, la transition alimentaire devient un enjeu de plus en plus pressant, et par son échelle sociétale, elle ne pourra se faire sans avoir le soutien d’une majorité de la population. Au vu de l’importance de la tâche, on peut se demander si les outils de sensibilisation habituels sont donc suffisants lorsqu’il y a urgence de changement. La question qui découle de cette interrogation est évidente : existerait-il d’autres moyens de légitimer la transition auprès de nouveaux acteurs sur une échelle de temps plus courte ? Basé sur une conférence s’étant déroulée lors de l’édition 2022 de Nourrir Liège, cet article fourni une piste de réflexion sur ce sujet. Il fournit également un résumé de la conférence en question, en espérant que cela puisse être utile à celles et ceux qui n’ont pas pu y assister.


Le point de départ de la réflexion : la conférence sur la sécurité alimentaire de Stéphane Linou.

Le parcours de vie de Stéphane Linou est déjà en lui-même digne d’une conférence dédiée dans le cadre de Nourrir Liège. Le quadragénaire, ancien conseiller général de l’Aude, a été pionnier dans le mouvement locavore en France. À ses débuts, sa démarche, qui avait reçu une certaine couverture médiatique dans l’hexagone, était de se nourrir exclusivement avec des produits issus d’un rayon de 150km autour de son domicile. Depuis, Linou a aussi œuvré à développer les AMAP (Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne) dans sa région. Il essaye également de sensibiliser aux nombreux sujets liés à la résilience alimentaire.

Mais ce n’est pas son engagement que Stéphane Linou a abordé en détail auprès du public liégeois le 10 mai passé. Le message qu’il voulait faire passer à l’audience ardente peut être résumé en une phrase : la sécurité alimentaire est une question de sécurité tout court. La sécurité alimentaire, rappelons-le, est définie par l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture comme la capacité pour tout le monde d’avoir à tout moment accès (physiquement, socialement, et économiquement) à de la nourriture pouvant satisfaire les besoins nutritionnels. Pour comprendre les enjeux, le conférencier commence par rappeler le contexte.

Stéphane Linou

Dès le Moyen-Âge, une des compétences phares des élites locales était l’aménagement du territoire, dans le but d’assurer les besoins alimentaires de base de la population. C’était de cette capacité à réduire le risque d’insécurité alimentaire qu’elles acquéraient leur légitimité. Les maires ayant perdu leur capacité en ce domaine sous Napoléon, c’est une compétence qu’ils ne regagnent que grâce à la décentralisation instiguée par Mitterrand. Cependant, dans les années 80, les préoccupations au centre de l’aménagement du territoire sont très loin de la question alimentaire. L’époque est marquée par une course à la croissance économique, or l’agriculture, ce n’est pas vraiment ce qui se fait de plus rentable. D’autant plus que, dans une logique très Ricardienne (comme le souligne Linou), les territoires s’hyperspécialisent, et on se repose sur des partenaires lointains pour fournir les denrées non-produites. La nourriture est en grande partie l’un de ces produits importés. Au fil du temps, la logistique de l’acheminement alimentaire se complexifie davantage, et par conséquent se fragilise. Cette dynamique ne se limite évidemment pas à la France.

On le comprend donc, notre alimentation ne nous appartient plus. Mais où est le problème, puisqu’il nous suffit d’aller dans un supermarché pour trouver de la viande d’Argentine ou des fruits et légumes d’Espagne (au plus proche) et des fruits de Nouvelle-Zélande ? Là où ça coince c’est que, selon notre définition, l’approvisionnement doit être un acquis inconditionnel. Mais que se passerait-il en cas de problème dans la chaîne logistique d’approvisionnement globale, qui paralyserait les importations ? Si les sources nourricières internationales venaient à se tarir, aurions-nous toujours une capacité suffisante à nous nourrir en autonomie ? Lorsqu’il participe au développement du réseau des AMAP de l’Aude, Linou commence à se poser la question et se rend vite compte qu’il y a un fossé entre la grande demande pour des produits locaux et l’offre. Les producteurs de la région sont spécialisés et il n’y a donc que très peu d’offre locale pour toute la grande diversité de denrées dont les Audois ont besoin. Bien que la demande soit là, l’offre ne suit pas.  

Alors, Linou commence à effectuer des recherches sur les dangers systémiques qui pourraient menacer la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Il se met donc à étudier l’effet de possibles crises pétrolières ou de cyber-attaque qui enrayeraient la logistique. La vie lui offre des exemples tout frais : la crise du covid ou les blocus de gilets jaunes empêchant le réapprovisionnement de certains supermarchés, pour ne citer que ceux-là. Les trois conclusions sont simples et effrayantes. Premièrement, En cas d’interruption de l’approvisionnement, les gens auraient du mal, en quelques jours seulement, à trouver de quoi se mettre sous la dent. Deuxièmement, lorsqu’on regarde les mesures d’urgences existantes qui pourraient stabiliser une telle situation, il est vite clair qu’il n’y a pas de véritable plan B, que ce soit au niveau communal, régional ou national. Troisièmement, de potentiels problèmes pour la chaîne d’approvisionnement, il y en a en a beaucoup plus qu’on ne le pense. Enfin, Linou note qu’une crise alimentaire généralisée a de fortes chances d’aller de pair avec des crises locales sur tout le territoire. En effet, bien qu’il soit impossible de prédire les détails, il y a peu à perdre en pariant que des citoyens aux ventres creux ont plus de chances de se révolter, de créer des émeutes. Et ce sont précisément ces événements imprévisibles mais répandus qui sont au nœud du problème de la sécurité. Dans un tel scénario, les polices locales seraient débordées et demanderaient probablement de l’aide à l’Armée. Or, une armée affairée à « contenir » ses compatriotes, c’est une armée affaiblie.

Pour convaincre, il faut se faire comprendre

Un système agroalimentaire différent offre donc des avantages en termes de sécurité. Soit. Mais pourquoi cela nous intéresse-il ? Après tout, il n’a pas fallu attendre que l’autonomie alimentaire devienne un enjeu de sécurité pour qu’on loue ses nombreuses vertus. Manger local, c’est écologique, c’est résilient, ça recrée des liens de communauté, ça permet aux agriculteurs de mieux vivre. Pourquoi est-ce que parler de sécurité serait une plus-value pour les mouvements locavores ? Parce que, en liant deux préoccupations très différentes – sécurité alimentaire et nationale –, Linou pique la curiosité d’un tas d’acteurs qui ne se passionnent pas d’ordinaire pour l’alimentation locale. Ainsi, l’élu est contacté par l’armée qui lui demande de communiquer ses conclusions, par des journalistes, par des membres de l’exécutifs à différents niveaux de l’état.

C’est précisément cette diversité d’acteurs touchés par la démarche de Stéphane Linou qu’il faut retenir de cette conférence. En recontextualisant le potentiel d’une alimentation locale et paysanne comme étant des éléments essentiels de sécurité, il a réussi à infiltrer des sphères qui évoluaient jusque-là dans des paradigmes totalement différents dans leur conceptualisation des systèmes alimentaires (voire qui ne s’en préoccupait tout simplement pas). Comme il le souligne d’ailleurs, il n’a aucun problème à discuter avec les plus néolibéraux de ses collègues d’alimentation locale, puisqu’il positionne cette dernière comme une question de sécurité nationale. Or, la sécurité est LE rôle primordial de l’État dans les canons libéral et néolibéral. Ce que le conférencier présente en réalité au public liégeois, c’est un pont inestimable vers des acteurs décisionnels majeurs.

En conclusion de sa conférence, Linou invite la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise à se positionner publiquement comme ayant une mission de sécurité nationale, en addition de ses objectifs existants. Le but du présent texte n’est pas d’inciter la CATL ou d’autres acteurs locaux de la région de suivre le conseil du conférencier. Redéfinir ses engagements, ça ne se fait pas à la légère, ça doit être une décision de fond. En revanche, ce que Linou a démontré, c’est le potentiel énorme d’une redéfinition des enjeux de l’alimentation locale (et par extension, de tous les engagements politiques) pour la mobilisation d’acteurs non convaincus.

La transition vers un système agroalimentaire alternatif, c’est un combat qui parle à une certaine tranche de la population, plutôt engagée, plutôt de gauche, plutôt sensibilisée écologiquement et socialement. Ces gens-là sont déjà convertis ou ne demandent qu’à l’être. Cet entre-soi relatif n’est pas problématique en soi, et est même assez naturel dans tout type d’engagement politique. Cependant, il est bon de rappeler que les efforts nécessaires pour amener une transition se feront à l’échelle sociétale. La capacité à atteindre de nouveaux acteurs est donc un élément de développement primordial pour les dynamiques agroalimentaires alternatives. Ce besoin de fédérer un nouveau public, on y pense souvent en termes de consommateurs et de producteurs. Bien que ça soit un élément clé dans le développement et l’enracinement d’autres systèmes alimentaires, il ne faut pas oublier les acteurs décisionnels dans le lot. Dans un contexte de consensus néolibéral, la transition agroalimentaire fait tache pour nombre de ces derniers : trop disruptif, trop radical, difficilement conciliable avec leurs valeurs et intérêts. Pourtant, leur capacité décisionnelle est un outil puissant, capable d’accélérer (ou de faire barrage) au développement d’alternatives alimentaires. 

Vu leur importance stratégique, il est donc nécessaire de réfléchir aux moyens disponibles pour s’assurer une légitimité auprès des acteurs qui ne sont pas encore sensibles aux enjeux de l’alimentation locale. En explorant un pan de la sécurité alimentaire moins apparent, Linou a trouvé un tel vecteur de légitimité. Mais cela ne veut pas dire que celui-ci est unique. Ainsi, il est essentiel de continuer à penser le potentiel et les bénéfices de la transition alimentaire en dehors des zones connues. C’est en multipliant les cordes théoriques à l’arc de la transition, qu’il sera possible de trouver les canaux de communication capables de convaincre les sceptiques, de trouver les points de pression qui délieront les discussions. Car après tout, le meilleur moyen d’assurer la compréhension de nos objectifs, n’est-ce pas d’être sûr que nous parlons le même langage que nos interlocuteurs ?

Written by Quentin Spineux

Related Posts

Formations continues durables HeLMO

Formations continues durables HeLMO

La Haute École Libre Mosane de Liège propose un catalogue de programmes éducatifs destinés aux adultes qui souhaitent se perfectionner, acquérir de nouvelles compétences, ou se reconvertir professionnellement. Parmi ces formations, la CATL recommande tout spécialement...

lire plus

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *